Chantage

Les aventures de Max – Épisode 9

Un peu dur le mois de novembre. Pour nous changer les idées, Papa et Maman ont décidé de nous faire découvrir les dessins animés de leur enfance. Je pense que ça leur faisait plaisir à eux aussi. On a commencé par Tom Sawyer. À mon avis, ils ont choisi ça parce que ça se passe en été, rien à voir avec Noël. Cela évite que mon petit frère leur demande toutes les cinq minutes si le Père Noël lui apportera de la pâte à modeler ou un nouveau circuit. Je n’étais pas très partant au début, mais je dois reconnaître que c’est un dessin animé plutôt réussi. Tom passe son temps à sortir de chez lui pour aller vivre des aventures avec Huck. Pas de couvre-feu, pas d’attestation, école buissonnière à volonté, beaucoup d’amis, un bisou avec Becky et une cabane dans les arbres. Un peu l’inverse de nous en somme. C’est peut-être pour ça que dans le générique ils disent que Tom Sawyer est le symbole de la liberté. Comme c’est un dessin animé de leur enfance, mon petit frère a demandé à Papa et Maman s’ils étaient, eux aussi, pieds nus quand ils étaient petits et s’ils allaient chercher des seaux d’eau au puits. Maman a expliqué que ça se passait il y a très très très longtemps, que c’est pour ça que Tom ne passait pas son temps à regarder la télé ou à faire de la console. En disant ça, elle m’a regardé d’un air appuyé, je ne suis pas dupe. Je lui ai demandé si elle préférait que je joue à Fortnite ou que je parte rejoindre l’île de Joe l’Indien en pleine nuit sur un radeau. Elle a froncé les sourcils et m’a dit qu’avec le confinement, de toute façon, je n’avais pas le droit de quitter la maison sauf pour aller au collège. Ma petite sœur a demandé si l’Amérique était toujours le pays de la liberté. Ça a été au tour de Papa de froncer les sourcils. Il a dit qu’on allait le savoir très bientôt avec le résultat des élections présidentielles. Très bientôt, ça m’étonnerait. À mon avis, on aura le temps de vacciner les maisons de retraite du monde entier, avant de savoir si Donald Trump est réélu ou non, et surtout s’il accepte de quitter son poste. Apparemment, il fait un chantage au coup d’État ; il y en a même qui craignent qu’il déclenche une guerre pour rester Président. Au collège, ils ont organisé une journée américaine le 3 novembre avec menu spécial à la cantine. En fait, ils auraient dû organiser deux mois américains jusqu’en janvier. Ça aurait été bien. On aurait pu goûter davantage de bons plats, je trouve que c’est important de s’imprégner de la culture des autres pays. Je rêve de fried chicken ou d’un bon big Mac. On nous bassine avec les fruits et les légumes. Moi je rêve de devenir carnivore : cinq viandes différentes par jour, ça serait stylé. Bacon le matin, bifteck le midi, rillettes le soir pour que ça ne soit pas trop lourd. Sans oublier une petite saucisse de Strasbourg pour se donner du courage au moment des devoirs, et un ou deux petits nuggets la nuit en cas de fringale. Les protéines c’est primordial quand on est en pleine croissance. Je ferais quand même une concession pour les Macaroni & cheese, mais parce que c’est vraiment trop bon.

À la maison, ça ressemble de plus en plus à la dictature des fruits et légumes. Au début, je n’ai trop rien dit parce que c’était l’été. C’était agréable de manger chaque jour du melon, des brugnons et des abricots. Ras-le-bol des haricots du jardin mais c’était compensé par de bonnes salades de tomates et de concombre. Avec les brochettes du barbecue, ça passait tout seul. Quand la saison des pommes est arrivée, j’y ai même mis du mien. Je me suis laissé exploiter en espérant convaincre les parents de m’acheter un smartphone. J’ai ramassé, porté, épluché, coupé…. J’avais les bras et les mains en compote. Mais ça n’a rien donné, même quand j’ai dit aux parents que c’était important que je télécharge StopCOVID ou bien que Maman allait pouvoir préserver sa voix si elle m’écrivait un texto pour dire que le dîner était prêt au lieu de m’appeler en criant de toutes ses forces. Ensuite le confinement a repris. Les parents se sont remis à rapporter à la maison les cageots du maraîcher, en expliquant quel plaisir c’était de manger des légumes de saison bien de chez nous. J’ai pris mon mal en patience, j’ai accepté de jouer au « Qui est-ce » des légumes avec mon petit frère. Maman était enthousiaste de nous faire découvrir les choux de Bruxelles et la patate douce ; à chaque gratin dauphinois, elle expliquait que les pommes de terre avaient été découvertes par Christophe Colomb sur le continent de Tom Sawyer. J’ai accepté de couper quelques potimarrons, de charcuter un ou deux choux rouges, mais au troisième gratin de butternut sans contrepartie, j’ai craqué. J’ai décrété un auto-confinement général et j’ai lancé une guerre de position terrible. Porte de ma chambre fermée à double tour, retard systématique à table, pillage nocturne des provisions de bonbons, rapt du saucisson aux noisettes pour le manger tranquillement dans ma chambre… Quand je me suis mis à porter le masque en toutes circonstances et à parler tellement bas que personne ne pouvait m’entendre, les parents ont fini par craquer, eux aussi. Ils ont réuni un conseil de défense au salon et puis ils m’ont convoqué. J’ai senti que tout n’était pas perdu quand ils ont dit en soupirant que la situation n’était pas facile pour la jeunesse, qu’ils se rendaient bien compte que c’était important pour moi d’être en contact avec mes amis. J’ai accepté d’enlever le masque pour parler et au bout d’âpres négociations, on a fini par signer un cessez-le-feu. L’armistice a été conclu le 11 novembre, ça ne s’invente pas. Vous imaginez ma joie quand le smartphone est arrivé par la poste. Victoire !! Noël avant l’heure ! Maman et Papa m’ont fait signer un traité sur le bon usage du portable. Mettre et débarrasser la table, jeter moi-même mes vieux masques à la poubelle, ranger ma chambre, arrêter de cacher le gel hydroalcoolique préféré de ma sœur… : certaines clauses n’avaient pas grand-chose à voir avec le smartphone, mais j’ai fait semblant de ne pas m’apercevoir que c’était du chantage. J’étais trop content !

Maman et Papa ont continué à m’expliquer que c’était extrêmement important de ne pas être dépendant des nouvelles technologies, que rien ne valait un bon jeu de société en famille, que la lumière bleue empêchait de dormir, qu’un enfant africain avait sûrement travaillé à la mine sans relâche pour extraire le minerai de la carte mère, qu’un enfant asiatique s’était sans doute tué à la tâche pour l’intégrer dans le circuit électrique de mon téléphone, qu’il fallait que je mesure la chance que j’avais d’aller au collège tous les jours au lieu de travailler à l’usine. Ils ont terminé en disant qu’ils me parleraient une autre fois des ondes et du réchauffement climatique, mais qu’ils tenaient avant tout à me redire qu’eux-mêmes faisaient très attention à ne pas devenir accros à leur smartphone. J’ai dû avoir l’air  un peu trop sceptique, alors Maman m’a dit qu’on allait voir ce qu’on allait voir, qu’on allait faire de vraies activités sans aucun écran, que par exemple, on allait préparer ensemble un délicieux dessert aux pommes et un formidable potage avec le potiron du maraîcher. Je n’ai rien dit ni quand elle a envoyé un texto à Mamie pour lui demander sa recette de clafoutis ni quand elle a cherché le mode de cuisson du potiron sur Marmiton.fr. Quand elle a envoyé les photos du repas à toute la famille sur whatsapp, j’ai quand même failli lui demander si elle allait créer un blog de cuisine en prime, mais je me suis souvenu à temps de notre pacte de non-agression et je me suis abstenu. Je suis tolérant, moi. Et puis ça a l’air de leur faire tellement de bien à Papa et Maman d’éplucher et couper tous ces légumes. C’est simple, ils n’arrêtent pas.

Ça leur prend quand même pas mal de temps tout ça et moi, ça me fait cogiter. Ça fait un petit moment que je me demande comment gagner de l’argent…Pas facile vu que le travail des enfants est interdit. Maintenant que j’ai un smartphone, je pourrais essayer de créer une application « Toutes les destinations à couper le souffle dans un rayon de 20 km autour de chez vous », mais ce n’est quand même pas évident. Et surtout, quand je vois les parents s’activer en cuisine au lieu de prendre le temps de regarder un autre dessin animé de leur enfance, je me dis que si je devais me choisir un métier qui rapporte, tout de suite maintenant, je me verrais bien monter une usine où on prépare les légumes. Une fois épluchés, on pourrait les mettre en conserve ou les surgeler, et puis je les vendrais. Je fabriquerais même des plats tout prêts à emporter ou livrer. Ma sœur pourrait m’aider : elle a commandé une caisse-enregistreuse à Noël. Idéal pour le click & collect. Ça ferait gagner du temps à tous les parents de la terre. Parce que le temps c’est essentiel et ils n’en ont pas assez, ils nous le répètent suffisamment. D’ailleurs, côté temps libre, l’idéal, comme dit ma sœur, ça serait que le Président instaure un nouveau jour férié quand on aura gagné la guerre. La vraie, celle contre le virus.

6 commentaires sur « Chantage »

  1. Je compatis avec l’épluchage des pommes et courges, moi aussi j’en ai marre et ça fait mal aux doigts, mais c’est tellement bon !
    Et merci pour l’idée de Tom Sawer, ça me donne envie !

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  2. J’adore ! Quand Max lui demande si elle préférait qu’il joue à Fortnite ou qu’il parte rejoindre l’île de Joe l’Indien en pleine nuit sur un radeau, je jubile ! C’est tellement bien vu ! Le paradoxe des écrans !

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