Virages

Les aventures de Max – Épisode 12

Le Président a le goût du risque : slalomer entre les difficultés, il adore ça. Papa et Maman avaient pris une tête d’enterrement pour nous annoncer qu’on n’allait sûrement pas pouvoir partir comme prévu en vacances dans les Alpes, parce qu’une nouvelle avalanche de covid se préparait, à tel point qu’on allait sûrement être à nouveau confinés. Ils avaient l’air super tristes pour nous, mais moi, ça ne me dérangeait pas tant que ça, parce que la montagne sans ski, je n’arrivais pas trop à imaginer… J’aime bien descendre à toute vitesse, sauter des bosses, aller tout schuss, faire voler la neige sur ma sœur quand je m’arrête ; la glisse, c’est mon truc. Regarder les flocons tomber en cherchant des marmottes, très peu pour moi. Maman disait qu’au moins comme ça, on n’aurait pas besoin de racheter des après-skis et des gants, qu’on allait s’organiser des vacances hyper cocoon à la maison, avec films et popcorn à volonté, encore mieux qu’au cinéma où on ne pouvait pas aller de toute façon. Moi, j’avais prévu de regarder toute la série de « L’Âge de glace », ma sœur s’était mis de côté tous  les films de la « Reine des neiges », et mon petit frère se réjouissait de revoir au moins pour la dixième fois « Niko le petit renne ». Les parents, eux, projetaient de nous faire découvrir « Les Bronzés font du ski ». Bref, les vacances s’annonçaient au mieux. Et puis, bam, virage à 180°C, le Président a décidé de sortir de la piste toute tracée par le journal télé ; le Premier Ministre a annoncé qu’on allait tout faire pour éviter un nouveau confinement, qu’on observait une baisse de l’augmentation des cas de covid, que c’était vraiment une excellente nouvelle et qu’on était tellement plus forts que toute l’Europe réunie qu’il n’y aurait aucune restriction de déplacement, même pas peur, le méchant virus anglais ne passerait pas par nous. Bref il a dit qu’on était à un tournant important et qu’on allait remonter la pente tous ensemble pour vaincre la pandémie. Papa s’est dépêché de nous emmener acheter des affaires de neige avant que le centre commercial rempli de monde ne soit fermé. Et on est partis sur les chapeaux de roue, à l’assaut des sommets.

À la fin du trajet, les virages nous ont donné mal au cœur. On en avait aussi un peu assez d’entendre les parents chanter « Étoile des neiges » à tue-tête et Maman répéter que ça allait être formidable ces vacances d’hiver, que c’était vraiment historique de vivre ça, qu’on allait découvrir de nouvelles sensations, de nouvelles manières de profiter de la neige sans toutes ces remontées mécaniques qui abîment et défigurent la montagne, qu’on était chanceux, que c’était vraiment historique, elle l’a répété encore au moins cinq fois. Quand Papa s’est rendu compte qu’on avait oublié les chaînes et que les feux antibrouillards ne marchaient plus, ils se sont enfin tus. Heureusement, ça a bien roulé jusqu’au bout, on a trouvé le chalet sans problème et on a même vu le soleil apparaître derrière les nuages. Maman a conclu triomphalement « après le brouillard, le beau temps » et nous a fait admirer le paysage. Un vrai décor de meringue. Mon frère s’est jeté dans la neige en disant qu’il adorait la chantilly. On a commencé direct une bataille de boules de neige. Mon petit frère était tout content, il criait que c’était historique en courant partout et en lançant de la neige sur la voiture. Il a arrêté quand Papa lui a fait les gros yeux parce que de la poudreuse avait atterri sur les valises et dans son cou. On est arrivés complètement trempés dans l’appartement. Maman n’avait pas l’air très contente, mais mon frère lui a redit que c’était historique avec un grand sourire. Elle n’a plus rien dit et l’a serré dans ses bras avant de se mettre à chanter « Vive le vent d’hiver » d’un ton joyeux.

Le lendemain, Maman était toujours de très bonne humeur. Elle a expliqué que les remontées étaient fermées pour éviter les clusters MAIS que mon petit frère allait pouvoir quand même commencer à apprendre à skier dans le jardin des neiges de l’école de ski. On était un peu jaloux avec ma sœur, et le pauvre, lui, n’avait pas trop envie d’y aller : il disait qu’il préférait la terre ferme, qu’il ne voulait pas glisser à toute vitesse, que c’était bizarre de faire autant de kilomètres pour aller dans un jardin et qu’il préférait construire un bonhomme de neige pour sa souris Mauricette. Il n’a pas eu son mot à dire. Comme la télécabine était fermée, on s’est entassés dans la navette avec d’autres familles masquées pour rejoindre le bas des pistes. Une fois que mon frère a été déposé à son cours, les parents nous ont dit qu’on allait essayer le ski de randonnée, que c’était génial, qu’on apprécierait encore mieux de descendre les pentes une fois qu’on aurait fait des efforts pour les monter. Quand le loueur de skis a dit qu’il n’avait plus du tout ce type de matériel en réserve, qu’il avait été dévalisé, les parents ont dit qu’on allait faire du ski de fond, que c’était encore mieux parce que la piste serpentait entre de jolis sapins et qu’on n’avait pas à faire d’efforts pour monter les pentes. Il n’en restait pas non plus, alors ils ont essayé de louer des raquettes en disant que c’était tellement agréable pour marcher dans la neige fraîche. Plus rien non plus. Maman a pris une grande inspiration et après avoir dit merci au revoir bon courage à l’année prochaine au loueur, elle s’est exclamée que décidément elles étaient géniales ces vacances, qu’on allait pouvoir compter uniquement sur nous-mêmes, plus exactement sur nos pieds, que c’était encore mieux pour étrenner nos bottes de neige flambant neuves, et qu’on allait enfin prendre le temps d’observer la nature hivernale tout en écoutant le magnifique bruit de la neige qui crisse sous les pas. Elle a sorti son livre sur les conifères et elle nous a emmenés en promenade en s’extasiant sur chaque stalactite, en prenant chaque sapin enneigé en photo. On se faisait dépasser par tous les gens à ski de fond et en raquettes. Lorsqu’on a découvert une petite cascade gelée, ça a été l’extase. Avec ma sœur, on a fini par faire demi-tour, ni vu ni connu, et on est allés faire de la luge. Au moins, cette année, on a toutes les pistes pour nous. La bleue est pas mal avec ses petites bosses, mais notre préférée c’est la rouge, très raide. On la prend à toute allure. Il faut juste faire attention aux VTT qui dévalent les pentes. Décidément tout est bizarre cette année, je crois que je n’ai jamais vu autant de monde dans la station. Le pauvre vendeur de saucisses frites en plein air est complètement débordé, vu que tous les restaurants sont fermés.

Papa et Maman sont arrivés juste à temps pour la fin du cours de mon petit frère. Finalement, il était très content et il n’arrêtait pas de chanter «chapeau pointu turlututu » en glissant de plus en plus en vite pour montrer qu’il savait freiner avec ses skis. Papa a réussi à le rattraper avant qu’il ne s’encastre dans le moniteur de ski de fond. Il est reparti. Ensuite, c’est le vendeur de saucisses qui a eu chaud. Mon frère a réussi à faire un virage in extremis avant de tomber la tête la première dans la neige. Il voulait repartir, mais Papa et Maman ont fini par le faire déchausser. Pour rentrer au chalet, on est passés sous un téléski à l’arrêt. Les perches pendaient dans le vide. Mon petit frère a levé la tête et a eu l’air inquiet. Il a demandé s’il fallait sauter pour les attraper et il a dit que quand il serait grand il préfèrerait voyager en télécabine avec Mauricette parce qu’elle avait le vertige et que c’était moins dangereux pour monter tout en haut de la montagne.

Le lendemain, on est partis tous les cinq faire un pique-nique en altitude pour admirer la chaîne du Mont-Blanc. On avait fait des sandwichs avec du fromage à raclette et on avait emporté du saucisson aux myrtilles avec du chocolat suisse. Les parents ont le sens du détail. On a cru qu’on n’arriverait jamais en haut parce que mon petit frère voulait tout le temps redescendre les pentes sur les fesses. Il a aussi passé beaucoup de temps à faire admirer à Mauricette le chasse-neige garé près des sapins. Je marchais le plus lentement possible, ma sœur disait qu’elle aurait préféré rester en bas pour faire une course de luge avec moi, mais rien à faire, les parents n’ont pas voulu renoncer. Quand on a enfin atteint le but de l’expédition, il faisait très froid et on ne voyait pas grand-chose, mais Papa était tout content. Il agitait les bras pour faire circuler le sang, et disait que c’était quand même autre chose que de manger de la tartiflette dans un restaurant surchauffé. Il a aussi déclaré qu’on pouvait être fiers d’avoir marché autant, qu’à force de volonté on pouvait déplacer des montagnes. Mon petit frère l’a regardé d’un drôle d’air, alors il l’a rassuré en lui disant que c’était une expression, que les montagnes ne pouvaient pas bouger, sauf en cas d’avalanche bien sûr. Il a vite changé de sujet quand mon petit frère a fait une tête encore plus bizarre et s’est mis à dire qu’il voulait rentrer tout de suite. Le brouillard était très épais pour redescendre. Papa et Maman avaient peur qu’on se perde et qu’on se retrouve à faire du hors-piste, à tomber, qui sait, dans d’horribles crevasses. On n’a pas trop compris quand ils nous ont dit de sortir nos masques pour mieux voir le relief. On n’a pas voulu les contrarier. Ils ont éclaté de rire quand ils nous ont vus sortir nos masques chirurgicaux de notre poche. C’était assez vexant. On a rangé les masques, on a enfilé nos lunettes antibrouillard pour voir la vie en jaune et on est repartis. Le plus vite possible tandis qu’ils couraient après nous en se plaignant de leurs courbatures. Je t’en ficherais des masques antibrouillard, anti-postillons, anti-sourires, anti-tout. Un peu agaçant ces mots qui zigzaguent dans tous les sens. C’est comme le panneau à côté du jardin des neiges, qui explique qu’ensemble il faut faire bloc contre le virus. Je voudrais qu’on m’explique comment on peut faire bloc en étant tous loin les uns des autres. Cela dit, il y a longtemps que j’ai arrêté d’essayer de comprendre toutes ces subtilités. Je ne sais pas si on est à un tournant historique de la lutte contre le virus. Moi, je préfère descendre tout droit avec ma luge sans réfléchir.

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